En concert à la Gaité Lyrique le 25 septembre
Pas facile de passer au suivant, c’est sûr, mais Fragrant World ne déçoit pas. Produit à nouveau par les Yeasayer (et mixé par Dan Carey), le résultat est captivant. Les claviers cliquètent et sifflent, de minuscules percussions se heurtent à des boîtes à rythmes fracassées et d’infimes touches de guitare émaillent l’ensemble. L’album se frotte à la schizophrénie du monde moderne, empilant les sonorités électroniques pour les façonner en quelque chose d’ample et beau.
Après une tournée interminable pour promouvoir Odd Blood, Chris Keating, Ira Wolf-Tuton et Anand Wilder se sont enfermés aux Gary’s Electric Studios à Brooklyn pour enregistrer Fragrant World. Si Odd Blood jouait avec les textures électroniques et la paranoïa futuriste, son successeur s’immerge dans ces thématiques, gorgé d’anxiété, d’amour et d’inquiétude pour le monde. La voix de Keating est aussi singulière et touchante qu’à l’accoutumée et parfois, comme sur Longevity, enfouie sous une multitude d’effets qui confèrent à la musique un éclat surnaturel. À l’opposé, on découvre les contributions vocales de Wilder, planant avec sérénité sur des drones de synthés pour Blue Paper, avant de s’entrelacer aux beats saccadés – et à ce qui ressemble au son d’un vieil ordinateur à l’agonie – de Devil and the Dead.
Au fil des 11 titres de Fragrant World, le mélange des genres provient d’un large spectre : revisites de pop sombre, de funk nerveux, d’expérimentations exotiques au clavier, de vrombissements obsédants d’orgue, de basse exubérante. « J’ai voulu faire un disque qui était de façon légitime, funky, pour utiliser un gros mot, » a confié Chris Keating au magazine Under the Radar. Et cette déclaration est fidèle à la réalité. Sur le premier single et joyau de l’album, Henrietta, Keating est en grande forme. Le morceau s’inspire d’Henrietta Lacks, une femme dont les cellules furent cultivées par un médecin dans les années 1950 sans son autorisation. Ses cellules formèrent ensuite la lignée la plus utilisée dans l’histoire de la recherche médicale. Keating extrait des idées universelles de moments historiques particuliers, répétant le refrain, we will live on forever, en référence directe à Lacks, contrastant avec une vision du monde sinistrement optimiste.
Tout cela témoigne du son et de l’identité uniques qu’ils se sont forgés dans le monde de la musique. Ils ont réussi à évoluer et se développer sans perdre ce qui les avait rendus fascinants à leurs débuts – ce désir de piocher dans toutes les sources musicales possibles et imaginables. Qu’il s’agisse de l’étrange et dansant No Bones ou de la rythmique gothique, quasi-indus de Reagan’s Skeleton, la musique des Yeasayer appartient définitivement au 21e siècle. Embusqués dans une saine peur, sans crainte pourtant d’aller de l’avant, accumulant aussi bien les nouvelles influences que les angoisses, les Yeasayer ont créé un album dense et superbe. Il réussit à synthétiser les trois dernières décennies de la pop tout en traitant de l’étrangeté de la vie.